Octobre 2020, Budapest, IIe arrondissement.
Cette menace invisible qu’on appelait « la chauve-souris mal cuite », « la soupe au pangolin » ou « le chat chinois », faisait des ravages. Le pays entier était confiné. Le port de la muselière était obligatoire. Et mon proprio, le Dr Csaló (nom d’emprunt), augmentait les charges chaque mois. Parce que le prix du gaz, parce que la crise, parce que tunnel, parce que pommeau de douche. Il arnaquait le Suisse de service, c’est sûr. Mais impossible de se retourner contre lui: il était avocat, et ancien haut-placé dans le gouvernement ! Il connaissait donc toutes les ficelles du système juridique hongrois.
Durant cette annus horribilis 2020 – les plus vulgaires préféreront le terme année de cul – il avait été interdit de se regrouper dans des lieux publics durant tout le printemps. La période de répit de juillet-août n’avait pas eu le temps de réveiller nos instincts d’animaux sociaux. Et avec l’arrivée de l’hiver, on arrivait pour la deuxième couche de pangolin. Il n’y avait plus de vie. Plus de meetups, plus de tánchaz.
Des attractions touristiques quasiment désertes.
(ici: le Bastion des Pêcheurs, juin 2020.)
Mais par contre, il y avait un foisonnement créatif sur Internet. Des podcasts, des séries d’émissions en live, des cours et des conférences en ligne, où on passait le plus clair de notre temps. Et, sur une petite chaîne YouTube qui montait, nommée Bards in Exile, ou Bardes en Exil pour les francophones, quelques chants royalistes français, gracieusement partagés par des médias de droite, atteignaient le millier de vues. Un Suisse qui fait le buzz en France en chantant des chants royalistes, on aura tout vu ! Mais il faut dire que le projet Bards in Exile allait bon train, et que les gauloiseries n’étaient qu’une petite partie des chants que j’interprétais. Il se trouvait juste que j’avais trouvé un écho chez un public de France.
Pour échapper donc à l’emprise financière du Dr Csaló, j’ai quitté Budapest II et je suis allé vivre chez Martial (nom fantaisiste choisi pour le récit), un gars de notre groupe d’amis qui avait acheté une maison à Titkosfalu (nom également fantaisiste) et qui m’a proposé de m’héberger dans une chambre qu’il avait libre, histoire de diminuer les frais. Mais je n’y ai pas fait long feu, car ce confinement rendait Martial fou furieux : « Avec ce pangolin, on en avait pour mille ans ! L’humanité changerait pour toujours. Plus jamais de notre vivant, nous ne verrions le Comté ! Les Gobelins du Mordor imposeraient l’injection rituelle à tous les gueux. Et puisque nous sommes les derniers à être sains, nous devons nous regrouper, limiter les dépenses qui financent les Gobelins, faire dix enfants chacun, et tenir notre maisonnée d’une poigne de maître, et seulement ainsi, nous verrions le salut. L’avenir sera ultra violent, et appartiendra à qui réduira l’autre en viande hâchée le premier ! »
Le vaisseau-mère pangolin, directement piloté depuis Davos, selon Martial.
(Illustration générée avec Midjourney pour un projet musical en 2023)
Encore une fois, il convient d’utiliser des termes fantaisistes, mais les plus avertis comprendront les mots que ce Martial tenait réellement. Dans la forme, c’était extrême, autoritaire, et à vrai-dire repoussant. Mais dans le fond, son projet avait du sens, peut-être même que c’était le projet le plus sensé que j’aie jamais entendu venant d’un contemporain : une vie de famille saine, loin de l’ennemi, mais prêt à résister à cet ennemi. Lui et moi, à l’époque, étions sur la même longueur d’ondes. Il s’agissait, ni plus ni moins, du projet que Nikolaï et Ludwig avaient eu en Ukraine, mais avec une phase de réflexion et une étude de faisabilité au préalable. C’est pourquoi je ne veux rien dévoiler de plus sur Martial, car aux dernières nouvelles, il a réussi son projet de famille nombreuse, et je ne lui souhaite que le plein succès pour la suite de sa vie.
La compagne de Martial était sur le point d’accoucher lorsque j’ai quitté Titkosfalu, du jour au lendemain, au nouvel-an 2021, avec un simple sac de sport, en laissant toutes mes affaires chez lui, suite à une altercation. L’ambiance s’était envenimée, car je ne croyais plus à son projet. J’ai donc traîné mon baluchon (le sac de sport) jusqu’à Miskolc, où j’ai passé une semaine, en pleine pandémie de pangolin, rappelons-le. Après quoi, je suis retourné à Budapest, où j’ai trouvé un petit appartement pas cher à Tirpak utca (nom fantaisiste), VIIe arrondissement, pour une location de courte durée pendant l’hiver.
Miskolc, dans le nord-est de la Hongrie.
Budapest, une avenue du côté Pest.
À ce stade du récit, il convient de rappeler une chose : l’existence d’un réseau à large échelle de francophones expatriés, exilés, évadés (appelons cela comme on veut), ou aspirant à partir de France, Suisse romande ou Belgique. Comptant plusieurs centaines de membres actifs. Encore une fois, le nom de ce réseau à un instant T n’a pas d’importance dans ce récit : s’il existe encore à l’heure où vous me lisez, j’en suis content, et puisse-t-il s’étendre encore.
Dans les périodes de confinement avec couvre-feu, notre groupe de discussion sur Telegram (concurrent de Skype, WhatsApp etc. qui commençait à devenir populaire) était vital pour notre santé mentale, à nous qui vivions à Budapest. Mais les véritables projets, ça se passait souvent sur le réseau « à l’internationale », c’est-à-dire avec les gens qui faisaient comme nous dans les pays voisins, ou simplement ceux qui vivaient en France ou en Suisse dans le même esprit de communauté. Soit un réseau d’environ 500 personnes, à cette époque-là. Quand l’un d’entre nous voyageait, il pouvait contacter le groupe du pays correspondant: « je cherche du travail, je cherche un logement, je viens juste comme touriste, etc. », le but étant de se rencontrer dans le réel et de former un réseau de camarades de confiance.
Revenons à moi, en janvier-février 2021, couché sur mon lit, en train de pianoter sur mon natel et de lire les messages sur ces groupes.
Un appartement à Budapest.
Ce jour-là, c’est un artisan français, vivant proche de la Suisse – appelons-le Miroslav – que j’avais déjà rencontré au lac Balaton en 2019, qui m’a recontacté car une amie hongroise à lui, appelons-la Julcsi, antivax et antipass carabinée âgée d’une cinquantaine d’années, cherchait un locataire pour son appartement situé près de Keszthely, au bord du lac Balaton. Moi qui croyais dur comme fer à ce moment là qu’ « on en avait pour 1000 ans avec ce virus », comme l’avait dit Martial, et qu’on allait finir masqués pour toujours, comme d’autres ont finies voilées sous l’inquisition chrétienne ou musulmane, et que la seule solution pour ne plus voir de fanatiques du masque était de quitter la grande ville, j’ai accepté.
Et voilà comment j’ai échoué sur les rives du Lac Balaton.
Partie VII à suivre.