Je suis parti de Suisse en avril 2018 en gardant mon travail de développeur web à distance. Une des raisons de mon départ était de tenter ma chance dans un pays moins cher, qui m’inspirait pour des projets artistiques et musicaux, mais qui a aussi ses avantages pour mon domaine professionnel. Et où je connaissais du monde.
J’ai alors vécu pendant un an à Fémlemez Tető utca, 2092 Budakeszi, une ville de banlieue de Budapest, cachée dans les collines de Buda et ignorée de la plupart des habitants de la capitale.
Puis pendant une année et demie à Nagyon Meredek utca, 1020 Budapest, un quartier plutôt huppé, chez un avocat, un certain Dr Csaló.
(Tous ces noms sont anonymisés de manière fantaisiste pour le récit).
Budakeszi.
La vieille ville de Buda.
Sur place, je tentais de reprendre une vie sociale normale, loin des tensions politiques de Suisse et du monde francophone. Je sortais dans des language meetups, des rencontres linguistiques, soit pour pratiquer le hongrois, l’anglais ou l’allemand, soit pour aider des locaux à pratiquer le français. Et dans le courant 2019, on m’a fortement conseillé de participer à un tánchaz – rencontre de danse traditionnelle – afin de rencontrer des Hongroises. On me disait que ça me conviendrait, moi qui n’apprécie pas les boîtes de nuit et le bruit. Seul étranger présent à la plupart de ces tánchazak, je baignais dans une culture locale, avec beaucoup de Hongrois de la campagne, présents à Budapest pour le travail, qui y participaient. Une ancienne inspiration musicale, que j’avais dans mon enfance et mon adolescence, mais qui avait disparu lors de mes années de formation en informatique, est réapparue en moi.
Je me remettais à composer des textes rimés, et des mélodies qui allaient avec. L’un de ces premiers textes a été Le Platiste, un texte humoristique pour tourner en dérision la théorie de la Terre Plate. Dans une période où la France était enrichie par des attentats et diverses attaques de camions radicalisés fonçant sur la foule, le chant Interdisons les Camions avait aussi eu une petite notoriété. D’autres textes sont apparus à cette époque, et ont été parmi les premiers de mon projet Bards in Exile, mais je les ai retirés du projet par la suite, car je les trouvais inutilement politisés, inutilement vecteurs de négativité. C’était de l’humour de pauvre pour faire marrer mes potes conspis, de la radicalité pour faire le buzz, de la misogynie pour faire du clic. Un défouloir vital à l’époque, mais qui ne me représentait pas vraiment. J’ai préféré consacrer Bards in Exile à une autre démarche plus constructive: les chants folk et traditionnels.
Ça tombait bien. J’étais en Hongrie à ce moment-là. La Hongrie contemporaine a une grande tradition de transmission orale de chants populaires, de génération en génération, et surtout, de la préservation de ce patrimoine. Des compositeurs comme Béla Bartók ou Zoltán Kodály ont sillonné la Grande-Hongrie entière, de la Voïvodine à Kassa (Kosice, Slovaquie), de Sopron à la vallée de Gyimes (Ghimes, Roumanie), avec leurs magnétophones, pour enregistrer, classer, catégoriser, des dizaines de milliers de chants. Ceux-ci sont accessible publiquement via une base de données officielle. Encore aujourd’hui, des professionnels maintiennent cette tradition et retournent effectuer des enregistrements dans les villages.
J’ai eu la chance, via le site folkradio.hu qui référençait les événements de tánchaz, de trouver un cercle de chant folk hongrois enseigné en anglais par une prof de chant bilingue, Zina Bozzay (https://www.zinabozzay.com/nepdalkor-currentclasses). Je recommande fortement ses cours, car les chants sont appris sur des bases solides, directement à partir de source recordings enregistrés dans les villages entre 1910 et 1970, et parfois plus récemment même, et sa technique d’apprentissage permet d’appréhender des chants dans une langue a priori inconnue (ce n’était pas mon cas car j’apprenais le hongrois, mais c’était le cas de la plupart des participants).
J’apparaissais même, à un moment donné, sur son site:
Une partie des chants hongrois que j’ai interprétés dans le cadre de mon projet Bards in Exile par la suite, ont été appris lors de ses cours.
Lors d’un cours de chant, une participante française m’a fait savoir qu’il y avait un livre de chants anciens suisses à vendre chez un antiquaire de Budapest. Livre que j’ai retrouvé, et acheté pour 500 forints (CHF 1.50). Ce livre se nomme « Recueil de Chants à 2 voix », par Paul Bratschi, 1914. Il faut aller jusque dans les tréfonds des librairies anciennes de Budapest pour entendre parler de chants traditionnels suisses, c’est dire qu’elle n’a – dans l’environnement dans lequel j’ai grandi – pas du tout été préservée. J’en ai donc un peu fait mon cheval de bataille : si les Hongrois font des source recordings de leur patrimoine musical, et du folk revival pour les moderniser – et si les Suisses ne le font pas, eh bien, il ne tient qu’à moi de le faire.
Ayant eu connaissance également de chants écossais et anglais, j’ai aussi ajoutés ceux-ci à mon projet. Et des chants français, mes fans de la première heure étant francophones. À partir de là, pourquoi ne pas étendre mon répertoire à toute l’Europe ? Et toutes les époques aussi ! Faire revivre le Palästinalied, ou les chants polyphoniques corses. Les chants de troubadours occitans. Les chants de scouts français. Faire découvrir la signification de ces mystérieux chants géorgiens que l’on entend dans le jeu Civilization VI. Un univers se dévoilait devant moi. À mes oreilles, les chants médiévaux d’Europe n’étaient plus juste des reliques du Moyen-Âge. À partir du moment où quelqu’un les interprétait au XXIe siècle, c’étaient des chants d’Europe, point. Authentiques, de la plus ancienne origine. C’était un style qui nous appartenait.
C’est ainsi, sur fond de pandémie et de confinement, que mon projet Bards in Exile a réellement démarré. En résistance à l’arôme artificiel d’auto-tune et aux cheveux bleus des festivalières. En opposition aux renifleurs de farine qui secouent leurs chaînes en or. Pour les Dieux, pour les miens. Pour la quintessence. Pour l’axe du monde. Et chacune de vos vues, chaque abonné, mais surtout chaque minute d’écoute, compte pour moi et me rappelle que je ne suis pas le seul à penser tout ça et que mon projet musical comble un besoin de retrouver ses racines. J’ai plus de 1400 abonnés à l’heure où j’écris ces lignes, j’ai au minimum 300 écoutes par jour, et ma composition la plus écoutée frise les 100 000 vues (en 4 ans).
Dans la suite du récit, vous découvrirez pourquoi je suis parti de Budapest pour aller vivre au lac Balaton.